« L’image du Kevin qu’on a tous, c’est celle de l’adolescent qui n’a jamais voulu grandir, qui est un peu "BS" sur les bords, qui conduit sa petite Civic montée et qui fait des burns avec sa casquette à l’envers. » Ce n’est pas URBANIA qui le dit : c’est Kévin Marquis, membre du duo derrière les vidéos en ligne humoristiques Jokes de papa.
Vous croyez qu’il exagère ? En 2015, l’écrivain français Iegor Gran a écrit un roman entier, La revanche de Kevin, sur la triste réalité des Kevin : « Un Kevin ne peut pas, n’a pas le droit d’être intellectuel. Il peut être prof de muscu, vendeur d’imprimantes, gérant de supérette. Mais intellectuel, impossible. »
Comment ce prénom somme toute ordinaire a-t-il acquis cette sombre réputation ?
La lutte des classes
Au Québec comme en France, la « Kévinomanie » a frappé il y a 30 ans. De 1989 à 1994, Kevin a été le prénom le plus populaire donné aux nouveau-nés de la République. Ici, il a atteint son apogée en 1993 alors que 874 Kevin ont vu le jour. Ce boom serait dû à la popularité simultanée des films Maman, j’ai raté l’avion, dont le protagoniste s’appelle Kevin McCallister, et Il danse avec les loups, réalisé et interprété par Kevin Costner.
Ces deux exemples positifs de Kevin n’ont pourtant pas empêché le prénom de perdre pas mal de plumes depuis. En 2017, à peine une trentaine de nouveaux Kevin ont vu le jour au Québec. Et ce serait d’abord une question de classe sociale.
C’est qu’un prénom en dit plus sur les parents, et sur leur milieu, que sur l’enfant lui-même, explique Laurence Charton, sociologue à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) qui s’intéresse au processus de nomination.
« Les parents veulent se distinguer des classes auxquelles ils n’appartiennent pas, tout en se conformant aux attentes de leur propre milieu. »
— Laurence Charton
Jadis, c’étaient les classes supérieures qui innovaient avec les prénoms, indique le sociologue français Baptiste Coulmont, auteur de Sociologie des prénoms. Mais avec l’exportation massive de la culture américaine, les familles plus modestes ont commencé à donner des prénoms anglo-saxons à leurs enfants. Les Kevin, Cindy et autres Dylan ont alors été parmi les premiers à être associés uniquement à la classe moyenne.
Le prénom serait donc devenu une sorte de marqueur social qui permet de deviner le milieu d’appartenance de celui qui le porte, avec tous les clichés qui lui sont associés.
Au début des années 2000, l’humoriste Laurent Paquin a d’ailleurs misé sur ces stéréotypes dans son célèbre numéro sur les prénoms. « Un des gags qui marchait ben fort, c’est : "Si un enfant s’appelle Steve, Kevin ou Nancy, tu sais que ses parents ne parlent pas anglais." Des Kevin venaient souvent me voir après le show pour me dire que c’était vrai ! » raconte-t-il.
Victimes de la mode
L’effet des modes aurait aussi un rôle à jouer dans nos perceptions. Dans La cote des prénoms, le sociologue français Philippe Besnard explique que plus la popularité d’un prénom a été courte, plus on se moquera de ce dernier. Il faut dire que jusqu’à tout récemment, les possibilités étaient pas mal plus limitées, et on relayait souvent un même petit nom de génération en génération, explique Laurence Charton. « C’est normal que les prénoms plus récents n’aient pas encore fait leurs preuves », explique-t-elle.
À l’opposé, les prénoms plus classiques (comme Thomas, Émilie ou Simon) semblent immunisés contre les stéréotypes négatifs. « Des fois, les gens me mettaient au défi de faire une joke sur leur prénom, mais il y en a qui sont juste plus banals, illustre Laurent Paquin. Par exemple, j’ai 47 ans et je m’appelle Laurent. Quand j’étais petit, il y avait des messieurs qui s’appelaient Laurent. Aujourd’hui, il y a des petits gars qui s’appellent Laurent. Je ne vois pas de clichés sur ce prénom-là. »
Un impact bien réel
Au-delà des railleries, les Kevin doivent composer avec des inconvénients autrement plus insidieux. En France, les étudiants qui ont un prénom à consonance anglophone obtiennent de moins bons résultats au baccalauréat, d’après une étude menée par Baptiste Coulmont. Une fois sur le marché du travail, à CV égal, un Kevin aurait entre 10 et 30 % moins de chances d’obtenir un poste qu’un Arthur, rapporte Jean-François Amadieu, directeur de l’Observatoire des discriminations en France.
Paradoxalement, c’est le raisonnement inverse qui était à l’œuvre pour Kévin Marquis. « À l’époque, mon grand-père pensait que ceux qui se trouvaient des jobs, c’étaient ceux qui parlaient anglais. Il a donc donné un prénom anglophone à mon père, Melvin, qui a poursuivi la tradition avec moi. »
La mort de Kevin ?
Avec tout ça, on pourrait croire que le prénom Kevin est voué à disparaître. Pourtant, le monde des prénoms évolue constamment, comme l’a constaté Laurent Paquin l’an dernier, lorsqu’on l’a invité à refaire son numéro pour les 35 ans du Festival Juste pour rire.
« Comme les vieux noms sont revenus à la mode, j’ai dû réécrire certains gags sur les prénoms qui sonnent vieux. Dans la cour d’école de mon fils, il y a des Albert, des Théodore, des Oscar… Ça sonne comme le 4e trio du Canadien en 1912 ! »
— Laurent Paquin
Selon les experts, les prénoms suivent des cycles de 150 ans. Comme si on attendait que tous les représentants d’un prénom se soient éteints avant de le ramener et de repartir à neuf. « Si un prénom a presque complètement disparu, même s’il a déjà été très populaire, il redevient tout à coup original, neutre et sans connotation », explique Laurence Charton. Il y a donc de l’espoir pour les Kevin. Si Henri, Éléonore et Adrien ont fini par revenir à la mode, ce sera peut-être leur tour un jour.
En attendant, chacun est libre de porter son prénom comme il l’entend, de lui donner un sens ou même d’en faire un allié. C’est ce que Kévin Marquis a choisi de faire : « Mon prénom ne m’a jamais vraiment affecté. Même que maintenant, j’en ris, et je suis fier du fait que d’autres en rient aussi. C’est parfait pour moi : je fais carrière dans l’humour, justement. »
On s’en reparle dans une centaine d’années ?